Dans mes accompagnements, je rencontre des dirigeants brillants, engagés, exigeants avec eux-mêmes et leurs équipes. Et pourtant, malgré leur expérience, un même phénomène revient encore et encore : le manager croit raconter des faits… alors qu’il raconte une histoire.
Une histoire qu’il pense objective, mais qui est en réalité une interprétation, une sélection, une mise en forme — parfois utile, parfois limitante.
Nous sommes tous des narrateurs imparfaits de notre propre vie.
Les managers ne font pas exception.
Un manager ne décrit pas seulement la réalité : il construit une narration qui lui permet de comprendre (ou de justifier) ce qu’il vit.
2. La version du manager : “Mon collaborateur n’est plus impliqué”
Et cela a des conséquences directes sur leur leadership.
1. Nous ne voyons pas les situations telles qu’elles sont, mais telles que nous les racontons
Les psychologues le disent depuis longtemps : raconter une histoire, c’est prendre une position morale.
Il y a un mois, un manager que j’accompagne, Pierre, me dit :
« Depuis quelques mois, Marc s’est totalement désinvesti.
Il n’est plus force de proposition, il exécute sans enthousiasme, et j’ai découvert qu’il passe beaucoup de temps à discuter avec une collègue d’un autre service.
Je suis convaincu qu’il cherche à partir ailleurs.
Je ne peux plus lui faire confiance.
Mais si je m’en sépare maintenant, l’équipe va souffrir.
Que dois-je faire ? »
Dans sa narration, les “faits” semblent évidents : désengagement, fuite, trahison potentielle.
Mais c’est sa version.
Sa lecture émotionnelle.
Sa construction.
En réalité, il raconte une histoire de trahison, et cette histoire oriente déjà ses décisions, son ton, son énergie, son style de management.
3. La version du collaborateur : “Mon manager ne voit plus ce que je vis”
Quelques jours plus tard, je croise Marc par hasard, dans la file d’attente de la cantine.
Il m’avait déjà eu en formation il y a quelques mois, il me reconnaît, on discute.
Et voilà ce qu’il me dit :
« Depuis quelque temps, je ne reconnais plus Pierre.
Avec le changement stratégique, il est stressé, très exigeant, souvent sur mon dos.
Après le décès de mon père, je peine à retrouver mon équilibre, et je ne sens aucun espace pour en parler.
Alors quand je croise ma collègue d’un autre service, qui a vécu la même épreuve, cela m’aide à tenir.
J’aimerais pouvoir retrouver une relation sereine avec Pierre, mais je me sens jugé en permanence.
Comment revenir dans la confiance ? »
Même situation.
Deux récits.
Deux mondes émotionnels.

4. L’écart entre les deux récits : le cœur des tensions managériales
Entre le dirigeant et le collaborateur, le conflit n’est pas dans les faits.
Il est dans :
- l’interprétation
- les angles morts
- ce qui est dit
- ce qui n’est pas dit
- ce qui est projeté
- ce qui est supposé
- ce qui est redouté
Pierre raconte une histoire sur la loyauté.
Marc raconte une histoire sur la reconnaissance.
Et tant que ces deux histoires ne sont pas réécrites, chacun reste prisonnier de sa propre narration.
5. Le piège du leadership : croire que notre histoire est la réalité
Dans les formations et les coachings que j’anime, je vois souvent deux écueils :
1. La compassion idiote
Quand on valide sans recul la version du manager :
« Oui, ton collaborateur n’est pas fiable. »
Cela conforte, mais n’aide pas.
2. La narration figée
Quand le manager est certain d’avoir compris :
« Je sais pourquoi il agit comme ça. »
La vérité est simple :
Toutes les histoires managériales sont incomplètes.
Et c’est une formidable nouvelle, car cela signifie une chose :
elles peuvent être réécrites.
6. Réécrire l’histoire : un acte de leadership
Réécrire son histoire n’est pas se mentir.
C’est élargir la perspective, revisiter le sens, redonner de la mobilité émotionnelle.
Un manager peut reprendre la plume de trois façons :
A. Observer ce qui manque dans le récit initial
Qu’ai-je laissé de côté parce que cela ne collait pas à ma version ?
B. Écrire l’histoire depuis l’autre point de vue
Si j’écris l’histoire depuis la perspective du collaborateur, que vois-je maintenant ?
C. Décider de la version qui servira la mission de manager
Quelle narration me permet d’être :
- plus juste ?
- plus exigeant ?
- plus humain ?
- plus efficace ?
Le manager devient alors auteur de sa relation, plutôt que victime de son interprétation.
7. Le rôle du manager : créer des histoires qui libèrent au lieu d’enfermer
Un leadership mature repose sur une question simple :
« Comment puis-je réécrire cette situation pour remettre du mouvement, de la responsabilité et de la relation ? »
Parce que finalement, manager, c’est cela :
transformer des histoires figées en histoires qui permettent de grandir.
8. Et si vous réécriviez votre propre récit de manager ?
Nous sommes tous, sans exception, en train d’écrire un livre.
Ce livre raconte :
- notre relation au pouvoir,
- notre manière d’être en lien,
- notre rapport au changement,
- notre lecture des autres,
- notre manière de réagir aux épreuves.
La question n’est pas :
« Quelle est la vraie histoire ? »
La question est :
Quelle histoire allez-vous choisir d’écrire aujourd’hui — pour vous, votre équipe, et votre leadership ?
Conclusion
Un manager qui sait réécrire son histoire devient :
- plus lucide,
- plus agile,
- plus empathique,
- plus créatif,
- plus capable de traverser les tensions,
- plus capable d’embarquer les autres.
Parce que le leadership n’est jamais l’art de gérer les autres.
C’est l’art de réécrire son propre récit pour libérer le potentiel des autres.