Dans les périodes de transformation, de tensions économiques ou de surcharge opérationnelle, notre premier réflexe est presque toujours le même : rajouter des règles, imposer des process, mettre en place des indicateurs, ajuster des incentives. Comme si plus de contrôle allait mécaniquement produire plus d’intelligence collective.
Mais comme le rappelle Barry Schwartz dans une intervention qui m’a profondément marqué, nous menons sans le vouloir une guerre contre la sagesse.
Et cette guerre, ce sont nos organisations – et nous, managers – qui la perdons.
Car ce dont nous manquons aujourd’hui, ce n’est pas d’outils, ni de technologies, ni même de compétences techniques.
Ce dont nous manquons, ce sont ces micro-décisions humaines qui font toute la différence : la capacité à improviser, à discerner, à adapter, à choisir ce qui est juste… au bon moment, pour les bonnes raisons.
En un mot : la sagesse pratique.

1. La sagesse pratique : une compétence de manager, pas une vertu hors-sol
Aristote la décrivait comme la rencontre entre :
- la volonté morale : le désir de faire ce qui est juste ;
- la compétence morale : la capacité de comprendre ce que “juste” signifie ici et maintenant.
Ce n’est ni naïf ni idéaliste.
C’est profondément professionnel.
Pensez à cette aide-soignante qui, dans un EHPAD, prend dix minutes pour rassurer un résident angoissé, quitte à décaler légèrement une tournée.
Ou à cet agent public qui s’écarte d’un protocole rigide pour résoudre réellement le problème d’un usager.
Ou à ce manager terrain qui revoit à la baisse une charge de travail, car il connaît la fatigue de ses équipes.
Rien de cela n’est dans les procédures.
Et pourtant, c’est cela qui rend une organisation humaine, robuste et performante.
2. Comment nos organisations épuisent la sagesse
Il existe deux ennemis structurels de la sagesse : l’excès de règles et l’excès d’incitations.
A. Trop de règles tuent la responsabilité
En France, c’est presque culturel :
- manuels pédagogiques à suivre à la lettre,
- protocoles hospitaliers millimétrés,
- normes RH standardisées,
- process d’entreprise verrouillés.
Résultat : on fait taire l’intelligence situationnelle, ce discernement de terrain qui permet de s’adapter.
Les collaborateurs deviennent des exécutants prudents, pas des professionnels engagés.
B. Trop d’incitations tuent la morale
“Si tu fais X, tu recevras Y.” À court terme, cela marche.
À long terme, cela remplace la question « Qu’est-ce qui est juste ? » par « Qu’est-ce que j’y gagne ? ».
Exemples bien connus :
- commerciaux focalisés sur le chiffre plutôt que sur la relation,
- managers obsédés par les KPI au détriment de l’humain,
- systèmes de primes qui transforment des métiers vocationnels en métiers mécaniques.
Une organisation obsédée par les incitations détruit la motivation intrinsèque.
3. Ni les règles ni les incentives ne régleront nos problèmes complexes
Le monde du travail est plein de situations ambiguës, mouvantes, humaines.
Aucune règle ne peut prévoir l’infinité des contextes.
Aucun incentive ne peut récompenser l’empathie, la justesse, la délicatesse d’un geste professionnel.
La complexité ne se gère pas par la rigidité. Elle se gère par la sagesse.
4. Comment réintroduire la sagesse pratique dans nos organisations ?
A. Remoraliser le travail : redonner du sens aux métiers
Les managers jouent ici un rôle clé :
- clarifier le “pourquoi” avant le “comment”,
- reconnecter chacun à la raison d’être de son rôle,
- valoriser ce que les procédures ne voient pas.
Un collaborateur qui comprend en quoi son travail contribue au bien commun devient naturellement plus responsable et plus créatif.
B. Célébrer les héros ordinaires
Pas besoin d’être un grand dirigeant visionnaire.
Les véritables héros de l’organisation sont souvent :
- l’agent d’accueil qui désamorce un conflit,
- le technicien qui pense à la sécurité avant la productivité,
- le manager qui protège son équipe d’une surcharge,
- le collaborateur qui propose une solution élégante à un problème inédit.
Parlons d’eux. Mettons-les en lumière. Élevons-les au rang de repères culturels.
C. Former par l’expérience plutôt que par des “cours d’éthique”
La sagesse ne s’enseigne pas en PowerPoint.
Elle s’acquiert :
- par la confrontation au réel,
- par le droit à l’erreur,
- par la possibilité d’improviser,
- par un compagnonnage avec des professionnels expérimentés.
Le rôle du manager devient alors celui d’un gardien d’environnement : créer un cadre qui autorise l’initiative, le discernement et l’humain.
5. Le rôle décisif des managers : créer le terrain de jeu de la sagesse
Même les collaborateurs les plus vertueux finiront par abandonner s’ils doivent, chaque jour, lutter contre leur organisation.
C’est pourquoi les managers doivent :
- Simplifier plutôt que complexifier ;
- Donner de l’autonomie plutôt que surveiller ;
- Encourager l’initiative plutôt qu’imposer le contrôle ;
- Protéger l’humain plutôt que le process.
Un manager n’a pas à être parfait. Mais il doit rendre possible la sagesse chez les autres.
Conclusion : La sagesse pratique, une compétence moderne pour un monde complexe
La sagesse n’est pas un concept poussiéreux.
C’est la compétence stratégique dont nos organisations ont besoin pour rester vivantes, humaines et performantes.
Elle permet :
- de décider juste,
- de naviguer dans l’incertitude,
- de restaurer la confiance,
- d’inspirer les équipes,
- de redonner sens à l’action collective.
C’est une compétence à la portée de chacun, à condition de commencer à regarder :
- ce que nous faisons,
- comment nous le faisons,
- et comment nos organisations aident… ou empêchent cela.
Et si la mission des managers, aujourd’hui, était simplement de réouvrir l’espace où la sagesse peut respirer ?